L’article 102 CP (responsabilité pénale de l’entreprise) ne crée pas une nouvelle contravention mais constitue une norme d’imputation : le Tribunal fédéral a enfin tranché cette ancienne querelle doctrinale
Appelé à se prononcer sur un recours du Ministère public du Canton d’Argovie, le Tribunal fédéral a enfin tranché, dans un arrêt du 12 décembre 2019 destiné à la publication au recueil des ATF (6B_31/2019), une des querelles doctrinales centrales en matière de responsabilité pénale de l’entreprise selon l’art. 102 CP. Depuis l’introduction de cette norme, en 2003, la question demeurait en effet (relativement) ouverte de savoir si l’art. 102 CP constituait une norme d’imputation, créant une forme sui generis de participation à l’infraction à charge de l’entreprise, ou si, au contraire, cette norme créait une nouvelle infraction, en bref de « mauvaise organisation », de degré contraventionnel, puisque punissable uniquement d’une amende. Dans le premier cas, l’entreprise répondrait bien, selon des conditions propres, d’une infraction, p. ex. le blanchiment d’argent, qui lui serait imputée ; dans l’autre cas, elle ne répondrait que de sa mauvaise organisation, dont l’infraction « imputée » ne serait qu’une condition objective de la punissabilité.
Les conséquences pratiques de l’option pour l’une ou l’autre théories sont considérables, au premier chef s’agissant de la prescription de l’action pénale : si l’art. 102 CP est une norme d’imputation, alors la prescription est celle de l’infraction imputée (p.ex., pour le blanchiment, 10 ou 15 ans selon les cas) ; si, en revanche, l’art. 102 CP crée une nouvelle infraction, punie de l’amende, le délai de prescription de l’action pénale est celui des contraventions, soit 3 ans.
Le soussigné a toujours défendu l’opinion selon laquelle l’art. 102 CP ne créait aucune nouvelle infraction, singulièrement pas une infraction de mauvaise organisation ; au contraire, l’art. 102 CP devait bel et bien être regardé comme une norme d’imputation, consacrant une forme sui generis de participation à l’infraction. A l’inverse, à la suite de NIGGLI/GFELLER, une partie de la doctrine, essentiellement alémanique, soutenait la thèse d’un art. 102 CP comme nouvelle infraction, de degré donc contraventionnel. Conscients toutefois des difficultés pratiques liées à cette approche, NIGGLI/GFELLER proposaient par ailleurs de voir dans la mauvaise organisation de l’entreprise un « Dauerdelikt« , lequel ne commencerait donc à se prescrire qu’une fois le défaut d’organisation corrigé.
Dans la quatrième édition du Basler Kommentar (BSK StGB-NIGGLI/GFELLER, Art. 102, NN 19a et 20b), NIGGLI/GFELLER ont cru discerner dans l’arrêt la Poste Suisse (ATF 142 IV 333), dans lequel le TF avait, en passant, qualifié l’infraction sous-jacente à la responsabilité pénale de l’entreprise (en l’occurrence un blanchiment d’argent) de condition objective de la punissabilité, l’indication de l’adoption par le TF de leur point de vue. MACALUSO/GARBARSKI, qui n’avaient pas la même lecture de l’arrêt La Poste Suisse que NIGGLI/GFELLER, ont contesté cette approche, rappelant en détail pour quels motifs l’art. 102 CP ne pouvait pas être vu comme instaurant une infraction de mauvaise organisation (MACALUSO/GARBARSKI, L’article 102 CP ne consacre pas une infraction de mauvaise organisation in AJP 2019, 194 ss).
Dans son arrêt du 12 décembre dernier, le TF a donc tranché et confirmé que l’art. 102 CP ne créait pas de nouvelle infraction, mais constituait bien une norme d’imputation.
La Haute Cour devait in casu se prononcer sur le refus de l’autorité de recours argovienne de confirmer le classement d’une procédure pénale pour blanchiment d’argent dirigée contre une banque. Le Ministère public argovien, qui s’était rallié aux propositions de NIGGGLI/GFELLER, avait en effet considéré l’action pénale, relative selon lui à une contravention, comme prescrite.
Le TF a attentivement analysé les positions doctrinales exprimées et a, en substance, retenu les arguments suivants : (1) tout d’abord, le TF a confirmé que l’arrêt La Poste Suisse ne répondait pas à la question de savoir si l’art. 102 CP était une norme d’imputation ou instaurait une nouvelle infraction (c. 2.3.2) ; (2) ensuite, le TF a souligné que voir dans l’art. 102 CP une nouvelle infraction, qui plus est de degré contraventionnel, allait à l’encontre du texte légal, de la place systématique de l’art. 102 CP et de la volonté du législateur (c. 2.3.3) ; (3) le TF a en outre jugé faux le fait de considérer que l’entreprise répondrait non de l’infraction sous-jacente (ici : le blanchiment d’argent), mais de son défaut d’organisation, vu comme un « Dauerdelikt » (« Die Behauptung, das Unternehmen werde in Art. 102 StGB nicht für die Anlasstat, sondern lediglich für das Organisationsdefizit bestraft, trifft daher nicht zu« ). En effet, selon le TF, le défaut d’organisation n’est que l’une des conditions de la responsabilité pénale de l’entreprise. D’ailleurs, la peine d’amende prévue ne dépend pas que de la gravité du défaut d’organisation, mais, aux termes de l’art. 102 al. 3 CP, aussi d’autres critères, dont en particulier la gravité de l’infraction et la gravité du dommage (c. 2.3.4). (4) Par surabondance, le TF a également relevé qu’il n’y avait aucun argument à tirer du fait que l’art. 102 CP ne réprime l’entreprise que d’une « amende », ni des modifications successives du droit de la prescription, pour asseoir le caractère prétendument d’ordre contraventionnel de la prescription des infractions imputées à l’entreprise (c. 2.3.5 et 2.3.6).
Dès lors, le TF a résumé sa position de la manière suivante : « Zusammengefasst stützte die Beschwerdeführerin die Einstellung infolge Verjährung auf eine Lehrmeinung, welche in der bisherigen Rechtsprechung und mehrheitlich auch in der übrigen Lehre kritisch aufgenommen wurde und welche sich entgegen der Gesetzessystematik und dem Wortlaut von Art. 102 Abs. 1 StGB gegen eine Zurechnungsnorm und für einen selbstständigen Übertretungstatbestand ausspricht » (c. 2.4).
Il convient évidemment de saluer non seulement le fait que le TF ait enfin eu l’occasion de clarifier cet aspect important de la responsabilité pénale de l’entreprise (une institution de plus en plus utilisée), mais encore qu’il l’ait fait dans le sens d’une pleine reconnaissance de l’art. 102 CP comme norme d’imputation, même si plusieurs questions demeurent encore ouvertes.
Nous aurons l’occasion de revenir plus en détails sur cet arrêt important.
Proposition de citation : Alain Macaluso, L’article 102 CP (responsabilité pénale de l’entreprise) ne crée pas une nouvelle contravention mais constitue une norme d’imputation : le Tribunal fédéral a enfin tranché cette ancienne querelle doctrinale in www.droitpenaldesaffaires.ch du 30 décembre 2019.