Révision du droit des marchés publics : quand l’adjudicateur devient juge de la corruption…
Le 21 juin 2019, les Chambres ont adopté à la quasi unanimité la révision totale de la loi fédérale sur les marchés publics (LMP). La novelle comporte des normes qui pourraient permettre à l’adjudicateur de punir la corruption chez un soumissionnaire, en dehors de toute constatation pénale préalable de l’existence d’une infraction.
La lutte contre la corruption dans le domaine des marchés publics était l’une des principales préoccupations lors de la révision de la LMP. La problématique est traitée en particulier aux art. 44 et 45 de la novelle.
Aux termes de l’art. 44 al. 1 let. e LMP, l’adjudicateur peut exclure un soumissionnaire de la procédure d’adjudication, le radier d’une liste ou révoquer une adjudication s’il est constaté que le soumissionnaire, un de ses organes, un tiers auquel il fait appel ou un organe de ce dernier a enfreint les dispositions relatives à la lutte contre la corruption.
Dans cette hypothèse, l’art. 45 al. 1 LMP prévoit par ailleurs que le soumissionnaire peut être exclu, pour une durée maximale de cinq ans, des futurs marchés soit par l’adjudicateur, soit par l’autorité compétente en vertu de la loi. L’exclusion prononcée pour corruption (art. 44, al. 1 let. e) vaut pour les marchés de tous les adjudicateurs de la Confédération, tandis que l’exclusion prononcée pour les autres actes ne vaut que pour les marchés de l’adjudicateur concerné.
Selon le Message, la corruption visée aux art. 44 et 45 LMP doit être avérée, un simple soupçon ne suffisant pas. Cela ne signifie cependant pas que le soumissionnaire ou l’organe du soumissionnaire concernés doivent avoir fait l’objet d’une condamnation entrée en force. De fortes présomptions, fondées par exemple sur l’ouverture d’une enquête par les autorités d’instruction pénale, seraient suffisantes. En effet, selon le Conseil fédéral, « si l’adjudicateur sait avec certitude qu’un soumissionnaire est coupable de corruption, on ne peut raisonnablement attendre de lui qu’il collabore avec ce dernier » (Message, p. 117).
Ces nouvelles dispositions posent de nombreuses questions, pratiques comme de principe, dès lors qu’elles se fondent sur des notions pénales et des comportements qui, s’ils sont avérés, tombent sous le coup de la loi pénale.
Certes, la CourEDH considère qu’il n’est pas contraire au principe de l’interdiction de la double poursuite qu’un même comportement engendre deux procédures distinctes si celles-ci peuvent être considérées comme participant d’un seul et même système et pour autant qu’il existe un lien matériel et temporel suffisamment étroit entre les deux procédures, lesquelles doivent former un tout cohérent (cf. à partir du § 131 l’arrêt de principe A et B c. Norvège, requêtes nos 24130/11 et 29758/11 du 15 novembre 2016). Tel est le cas notamment, en Suisse, du retrait d’admonestation du permis de conduire (appartenant au champ du droit administratif) prononcé en sus d’une condamnation pénale « classique » pour la même infraction (pénale) à la législation routière.
Ce qui pose problème dans le système prévu par la LMP est le fait que, dans la configuration visée à l’art. 44 al. 1 let. e LMP (à la différence de ce qui est prévu à l’art. 44 al. 1 let. c LMP, qui dispose des conséquences d’une condamnation pénale entrée en force), une autorité non pénale, et d’ailleurs non juridictionnelle, puisse constater l’existence d’un comportement pénalement relevant et le sanctionner. Cette sanction – dont le caractère pénal, au regard des critères de la CEDH, apparaît au surplus plus que vraisemblable – pourrait intervenir ainsi en l’absence de toute procédure pénale préalable, ayant abouti à retenir, à satisfaction de droit, la commission d’une infraction pénale; cela conduirait, en définitive, à une violation du principe de la présomption d’innocence tel qu’il découle en particulier des art. 6§2 CEDH et 32 Cst.
Dès lors, la position du Conseil fédéral, à l’occasion du Message rappelé ci-dessus, qui voudrait se contenter de la simple ouverture d’une procédure pénale (voire s’en passer complètement) pour permettre à l’adjudicateur de constater l’existence d’actes de corruption, semble énoncée avec une légèreté peu compatible avec les exigences de l’Etat de droit. On s’interroge en effet sur la procédure qui pourrait amener l’adjudicateur, en dehors de toute procédure pénale complète, à « savoir avec certitude qu’un soumissionnaire est coupable de corruption »…
Reste à voir si ces dispositions, dans leur rédaction actuelle, trouveront application en pratique et, dans l’affirmative, avec quelles indispensables cautèles et garanties.
Proposition de citation : Alain Macaluso, Révision du droit des marchés publics : quand l’adjudicateur devient juge de la corruption… in www.droitpenaldesaffaires.ch, du 5 août 2019.